Mission. Insertion (Philippe Labbe Weblog. II)

Trois cauchemars et un rêve. (Philippe LABBE, 09/02/2015)

9 Février 2015, 14:53pm

Publié par mission

Le CESE et la science-fiction.

Même sans être amateur de science-fiction, chacun se souvient a minima de deux romans, Le meilleur des mondes d’Aldous Huxley et 1984 de George Orwell. Et bien il va falloir compléter ce panthéon futuriste par le très récent – 10 décembre 2014 – « Avis » du Conseil économique, social et environnemental (CESE), le Rapport annuel sur l’état de la France.[1] Je perçois d’ici l’étonnement : « Quoi ? des choux et des navets ? Des romans et un rapport publié au Journal Officiel ? » Précisons… Les quelques 200 pages du CESE ne correspondent effectivement pas au roman que l’on emporte avec soi lorsqu’on a du temps à tuer (drôle d’expression d’ailleurs !) lorsque l’on est prêt à paresseusement s’abandonner au divertissement pascalien, ce « divertere » qui nous éloigne de ce qui est important. Mais… mais… en guise de conclusion, juste avant les habituelles déclarations des groupes (syndicats, associations, etc.), on lira 17 pages de « prospective » à vrai dire glaçantes. Les Alphas + et les Epsilons – d’Huxley ne sont pas loin.

 

Sans Prozac.

Inspiré par Hugues de Jouvenel, directeur de Futuribles et digne héritier de Bertrand du même nom qui ouvra la voie de la prospective tout en fricotant avec l’économiste ultra-libéral Friedrich Hayek, le CESE s’est lancé dans un périlleux exercice[2] en imaginant la France à l’horizon 2030. Ben mon colon, comme on l’exprimerait populairement, le résultat est une quasi-invitation au suicide ou, tout au moins, au choix de l’anachorète : se réfugier dans une caverne, « tout seul peut-être mais peinard »[3]. A la décharge du CESE, quant à une éventuelle démoralisation de nos concitoyens susceptible de renforcer la « société de défiance »[4] voire les passages à l’acte suicidaire, cette noble instance propose quatre scénarios dont un seul, le dernier, est optimiste : à l’interpellation critique de trois scénarios succède donc, ouf, la réconciliation psychoaffective du quatrième. Même si, selon l’expression de la CFDT, « la tonalité {est} un peu désespérante » et que « la situation de la France comme de l’Europe est déjà suffisamment inquiétante sans qu’on s’oblige à en rajouter dans la sinistrose… » (p. 167), il est donc possible (sans Prozac) et même recommandé de lire ces pages. Je me contenterai ici de proposer des extraits de chacun de ces scénarios… qui parlent d’eux-mêmes.

 

« Le travail dans la société duale »

Ce scénario « a » (pp. 148-151) est celui « qui pourrait advenir si l’on reste dans la même dynamique d’ici cinq à sept ans ». En fait de dualité, la stratification sociale recouvre plutôt quatre groupes structurés par une « ghettoïsation par le haut »[5], des plus protégés aux plus exposés (manipulateurs de symboles, inclus, précaires et surnuméraires) mais, bon, tenons-nous en à la proposition du CESE…

- « Le capitalisme financier impose ses valeurs et pratiques sur l’ensemble des marchés. De son côté, l’Union européenne ne parvient pas à surmonter la crise sans précédent qu’elle a connue, ni à se doter d’instruments de gouvernance efficaces.

- Ce scénario se caractérise également par la lente poursuite de ce qui apparaît comme un déclin de la France à l’horizon 2020, que ce soit sur le plan économique ou social. En effet, la croissance de notre pays n’excède pas 1 % par an, ce qui ne permet pas de créer des emplois…

- La résorption de l’endettement public prend plus de temps que prévu, la dette reste très élevée (largement supérieure à 60 % du PIB) si bien que l’Etat ne dispose plus de marges de manœuvres financières pour déployer une politique de relance.

- La situation de l’emploi continue à se dégrader face à une augmentation de la population active couplée à des créations nettes d’emplois limitées en raison de la faible compétitivité de l’économie nationale. Le sous-emploi se développe touchant particulièrement les jeunes et les seniors, majoritairement exclus du marché du travail. Le chômage s’aggrave frappant 12 à 14 % de la population active[6].

- Cette situation {…} conduit à une dualisation croissante du marché du travail : une main-d’œuvre qualifiée n’ayant aucune difficulté à obtenir un emploi à temps plein ; une main-d’œuvre moins qualifiée et plus abondante, recrutée sur des emplois hors des normes habituelles et plutôt précaires[7], souvent utilisée comme variable d’ajustement. Ce dernier pôle est essentiellement composé de personnes se trouvant dans une situation peu stable, fréquemment au chômage, sans parler des chômeurs de longue durée, confrontés quant à eux à un processus de perte de qualification réduisant leur capacité de réinsertion professionnelle. Une part non négligeable de cadres intermédiaires sont eux-mêmes dans une situation plus fragile et dans l’obligation de passer d’un emploi à l’autre, fût-ce à temps partiel contraint, et au prix d’une mobilité géographique importante.

- La répartition entre les revenus du travail et les revenus de transfert se modifie progressivement sous l’effet en particulier de nouvelles allocations dévolues aux plus démunis. Ces mesures pour lutter contre la pauvreté et la précarité contribuent à creuser le déficit des finances publiques malgré une hausse régulière des prélèvements obligatoires…

- L’administration publique ne fait guère mieux. Confrontée aux restrictions budgétaires, elle développe des mécanismes dits d’évaluation qui ne sont, en fait, que du contrôle de gestion dont les limites sont vite atteintes dès lors que les finalités de son action ne sont pas précisées. Aucune priorité claire n’est définie et seule la maîtrise des dépenses fait office de politique publique. Par conséquent, les fonctionnaires se démobilisent et les services publics se délitent peu à peu ; de nombreux fonctionnaires ne sont pas remplacés lorsqu’ils partent à la retraite, ce qui ne fait qu’aggraver la situation.

- Le noyau dur de {salariés} permanents conservé est soumis à des exigences croissantes en termes de performances et un contrôle de plus en plus prégnant, ceux qui se révèlent inaptes à travailler dans ce contexte étant rapidement remplacés. Cette pression est également à l’origine de la multiplication des maladies professionnelles (risques psycho- sociaux, burn-out, etc.).

- Pour nombre de salariés, la durée légale du temps de travail n’est pas suffisante pour atteindre les objectifs fixés par leur employeur. Ainsi, le travail empiète sur la vie privée et vice-versa. Ces incursions conduisent les individus à ressentir un réel manque de temps car ils n’ont ni le sentiment de mener à bien leurs projets, ni de donner du sens à leurs activités et globalement à leur vie.

- L’individualisme devient plus prégnant, encouragé par l’omniprésence des TIC qui permettent à chacun de se mettre en scène virtuellement. Plus généralement, le repli identitaire est marqué, la morosité de la situation économique conduisant les personnes les plus vulnérables à chercher des « coupables » et à développer une méfiance naturelle envers autrui. La sphère de confiance se réduit essentiellement à la famille, à l’entourage proche et à diverses communautés. {…} Le rôle des communautés religieuses, ethniques, culturelles, etc. perçues par beaucoup comme un des derniers remparts de protection, s’accroît également ; ce qui accentue le repli communautaire.

- Ce scénario se caractérise donc par un creusement irréversible des inégalités risquant de conduire à un probable éclatement des classes moyennes, dont une part non négligeable se paupérise. À l’exception de quelques travailleurs hautement qualifiés, la majorité des Français appartenant à cette classe se trouve en situation de grande vulnérabilité. Dans un climat récessif et de doute sur la possibilité d’une nouvelle ère de prospérité, un climat de méfiance générale s’instaure.

- Les gouvernements successifs conduisent une multitude de réformes de faible envergure, sans cohérence ni vision à long terme, sources d’incompréhension pour les Français, contribuant ainsi à discréditer l’Etat, ses institutions et leurs représentants. Au niveau territorial, les demandes d’autonomie ou d’indépendance se multiplient, certaines régions ou collectivités territoriales ne souhaitent plus jouer la solidarité à l’égard des territoires les plus défavorisés ou endettés. La France doit donc faire face à une crise aux multiples visages et l’inertie la condamne à long terme. »

 

« La faillite de notre modèle social »

Pensait-on avoir touché le fond avec le premier scénario ? Et bien non ! Ce deuxième, le « b », quoique plus court (pp. 151-152), enfonce le clou puisqu’il correspond à un « enlisement » et, rien de moins, « comporte un risque de rupture pouvant se traduire par une désagrégation de notre modèle social, lié au déclin progressif de l’économie française et au creusement substantiel des inégalités. » Sapristi !

- « Le marché intérieur est de plus en plus envahi par les produits étrangers, d’autant plus prisés qu’ils sont davantage abordables pour la grande majorité des Français dont le pouvoir d’achat stagne voire se réduit. Celui des retraités notamment, le niveau des prestations sociales et des allocations chômage.. {…} diminue sensiblement provoquant la faillite de l’économie dite résidentielle, c’est-à-dire la faillite de nombreux artisans, commerçants et PME tributaires de la demande de proximité.

- La faillite de l’Etat et l’échec du projet européen dans un contexte de mondialisation de l’économie peu régulée, se traduisent très rapidement par une très forte augmentation du chômage, des inégalités et de la pauvreté, alors même que le « système » de protection sociale français est progressivement démantelé. L’assurance maladie est soumise à une stricte maîtrise budgétaire qui se traduit par une moindre couverture des risques et une dégradation de l’état de santé des Français, hormis les plus fortunés qui recourent aux assurances privées.

- La minorité de Français les plus aisés préfère investir à l’étranger ou dans l’immobilier, alors qu’une majorité des citoyens s’installe dans une économie de survie. S’instaurent de nouvelles formes de travail, rémunéré ou non, échappant dans la plupart des cas à toute législation mais non sans un esprit d’inventivité. Se multiplient ainsi des initiatives locales innovantes mais plutôt que de susciter une émulation collective et de nouvelles formes de coopération, des conflits de nature mafieuse apparaissent pour en prendre le contrôle, face à une puissance publique de plus en plus affaiblie.

- Les gouvernements qui se succèdent à partir de 2017 se révèlent incapables à brève échéance de redonner une cohérence et un sens à l’action collective. La politique des petits pas visant à parer au jour le jour au plus pressé, n’enraye pas le déclin et fait le lit des partis extrémistes. Progressivement commence à se succéder une série d’émeutes et de grèves qui secouent fortement le pays.

- La pratique du dialogue social devient inexistante, les syndicats de salariés ne sont plus écoutés par des gouvernants qui, pris de court, ne prennent plus le temps de la concertation et encore moins celui de la négociation. Au-delà de la démocratie sociale, ce sont les fondements même de la démocratie politique qui sont menacés, principalement dans sa forme représentative.

- La France est au bord du chaos. »

 

« Restaurer la compétitivité à tout prix »

Difficile a priori de faire pire que l’augure du chaos… mais si le titre du scénario c (pp. 153-156) apparaît moins alarmiste, on verra que son horizon est celui du « délitement ». Il nous faut donc boire le calice jusqu’à la lie…

- « Dans ce contexte général morose où la demande fléchit et la main-d’œuvre est surabondante, les entreprises se plaignent d’être lestées par un droit du travail complexe et contraignant ainsi que par des prélèvements principalement assis sur les rémunérations qui pèsent sur leurs coûts salariaux et les handicapent au plan mondial. Face aux menaces qui pèsent sur l’emploi, les organisations syndicales de salariés se mobilisent fortement mais elles sont peu écoutées en raison de leur faible représentativité et finissent par se replier sur leur rôle de conseil auprès des salariés de plus en plus fragilisés.

- La situation de l’emploi dans les trois fonctions publiques (de l’Etat, territoriale et hospitalière) n’est guère meilleure, alors que les départs en retraite se multiplient, ils sont remplacés dans de faibles proportions. Les nouveaux entrants sont recrutés sur des statuts précaires et à des niveaux de rémunération sensiblement inférieurs à ceux de leurs aînés.

- Le mot d’ordre {du} gouvernement est de restaurer la compétitivité française en vue de retrouver une situation de plein emploi. Son programme d’inspiration libérale comporte trois axes majeurs : recentrer l’Etat autour de ses missions essentielles (sécurité, justice, etc.) ; lever les contraintes fiscales et sociales qui pèsent sur les entreprises ; déréguler et flexibiliser le marché du travail.

- À ce titre, diverses réformes sont rapidement engagées comme la disparition progressive du statut d’emploi en CDI, la refonte du Code du Travail et du statut de la fonction publique (dont les conditions d’emploi deviennent équivalentes à celles des salariés du secteur privé), la baisse des cotisations sociales pour les employeurs, etc.

- Une politique dite de flexi-sécurité est déployée par ce gouvernement d’union nationale en s’inspirant notamment de l’expérience des pays scandinaves. La philosophie d’ensemble est que nul ne saurait être durablement exclu du monde du travail et qu’au demeurant la mobilisation des femmes et des hommes de la Nation est la seule manière de relancer une dynamique de croissance économique. Cette politique est également assortie d’une obligation de travail du type workfare, c’est-à-dire l’introduction de mesures incitatives voire coercitives de retour à l’emploi qui conditionnent notamment le versement des indemnités de chômage. En conséquence, le travail se développe notamment dans un cadre atypique d’emploi (statut nouveau, conditions de travail, horaires décalés, etc.).

- … face à l’importance de la dette sociale, une politique de réduction des revenus de transferts, en particulier des allocations chômage, des pensions de retraite et des prestations familiales, est engagée. Pour les jeunes, ces mesures se traduisent par une incitation à entrer sur le marché du travail de plus en plus tôt.

- Concernant les seniors {…}, l’âge légal de départ à la retraite est également constamment révisé en fonction de l’allongement de l’espérance de vie ; ce que les organisations syndicales de salariés contestent en mettant en avant que l’espérance de vie en bonne santé stagne voire régresse depuis quelque temps.

- L’ensemble de la population en âge de travailler est donc poussé à accepter les emplois disponibles, qu’ils soient hors ou dans leur champ de compétence et à faire preuve de mobilité professionnelle (que ce soit dans le public ou dans le privé) et géographique.

- Ces changements majeurs ont tendance à reléguer l’humain au second plan, son bien-être et son épanouissement n’étant plus vraiment pris en compte. Outre des carrières professionnelles plus longues et entrecoupées de diverses périodes de transition, les objectifs de compétitivité et la précarité ambiante poussent chacun à être toujours plus performant. Cela se traduit par une intrusion quasi-permanente de la sphère professionnelle dans la vie privée, ce qui peu à peu rend ambivalent le rapport au travail. La crainte de perdre son emploi ou une part substantielle de ses revenus, si les objectifs assignés ne sont pas atteints, détériore les conditions de travail et amplifie le sentiment de « mal-être ».

- … les acteurs économiques tentent d’imposer un modèle de société de consommation de masse poussée à son extrême, la recherche du bien-être étant axée principalement sur les satisfactions d’ordre matériel.

- … les inégalités sociales demeurent sans qu’elles soient corrigées par une politique de redistribution importante, les pouvoirs publics craignant qu’une augmentation massive des prélèvements obligatoires handicape la compétitivité de l’économie française.

- … la dérégulation du marché du travail conjuguée à la baisse des revenus de transfert tend à creuser ces inégalités, alors même que l’Etat se désendette peu à peu en poursuivant sa politique de réduction drastique des dépenses publiques.

- Le mal-être au travail est un sentiment largement partagé par les hommes et les femmes qui subissent avec une forme de résignation pour certains, ces nouvelles contraintes pesant sur l’emploi et les conditions de travail. À terme, c’est la cohésion sociale du pays qui est mise en danger car le nombre de travailleurs pauvres ne cesse d’augmenter. La notion de solidarité collective et le souhait de vivre ensemble sont mis à mal, entraînant dans leur sillage un probable délitement de la société. »

 

« Pour une autre répartition des richesses et une conception nouvelle du travail »

Pour celles et ceux qui seront courageusement parvenus, après ce qui peut s’assimiler à un chemin de croix (entorse n° 1 à la laïcité), à ce scénario « d » (pp.  156-159), voici donc la récompense et la rédemption (entorse n° 2).

- « La France et l’Allemagne, dans le cadre d’une coopération renforcée, impulsent un changement de cap, rapidement rejoints par certains pays et s’entendent pour développer une politique plus protectionniste et rendre le marché intérieur européen moins dépendant des bulles spéculatives et autres excès générés par la financiarisation de l’économie mondiale. Au sein de ce marché, de nouveaux leviers de croissance et d’emploi sont introduits pour s’inscrire dans une dynamique de développement durable. Des indicateurs de richesse non limités à la croissance du PIB sont également mis en place et élargis aux enjeux environnementaux, de bien-être, etc.

- Les disparités existantes dans ce domaine {les dispositifs d’aide sociale} font apparaître un besoin criant d’harmonisation sociale et fiscale, ainsi que la nécessité d'une amélioration des outils de gouvernance politique pour accroître le niveau d’intégration des Etats membres.

- … de nouvelles formes d’activités et d’économies (issues d’initiatives locales, etc.) se développent progressivement et permettent à moyen terme à la croissance économique de devenir plus stable en reposant majoritairement sur des moteurs internes.

- Dans ce contexte, la France, qui sort exsangue d’une politique décennale de rigueur sans être parvenue à moderniser son appareil productif et à réduire son taux de chômage, perçoit l’élaboration d’un modèle social européen comme une opportunité pour se réformer et tenter d’imposer certaines valeurs humanistes.

- Ainsi, pour repenser le modèle d’organisation collective du travail, le dialogue social est réactivé autour de deux problématiques centrales : quelles nouvelles formes d’emploi pour satisfaire les aspirations des Français et répondre aux enjeux du développement durable ? Quelles bases pour réfléchir à un nouveau contrat social ?

- L’avenir est, en effet, à la pluriactivité, à la mobilité, au décloisonnement et à une transformation assez profonde de l’organisation des activités tout au long de la vie. Plutôt que d’attendre d’un seul et même travail des satisfactions tant matérielles qu’immatérielles, les Français cherchent à satisfaire leurs aspirations dans différentes activités. Ces dernières peuvent être monétarisées ou bénévoles et répondre à des contraintes différentes, tout en présentant des vertus complémentaires : éventuellement un travail salarié à temps partiel (sur la semaine, l’année, la vie) assurant un revenu minimum régulier ; un travail indépendant pouvant générer des revenus plus aléatoires ; des activités d’autoproduction ; des activités relevant davantage de l’intérêt collectif (via le milieu associatif notamment) et du désir de développer avec les autres de nouvelles aménités.

- L’impact du « sens » du travail se renforce car il doit procurer de la satisfaction en raison principalement de son utilité réelle, la rémunération et la promotion professionnelle n’étant plus les seuls éléments de motivation.

- … le choix est acté que les politiques publiques de santé, de prévention, d’éducation et de formation tout au long de la vie relèvent des dispositifs de solidarité nationale. Les autres politiques sociales concernant le chômage, les maladies professionnelles et la dépendance relèvent du principe assuranciel.

- Pour accroître encore ce temps libre, une variante est également évoquée et concerne le déploiement, sous certaines conditions, d’une allocation universelle (ou « revenu minimum d’existence garanti »). Ce revenu serait versé à tous sur une base individuelle, sans condition de ressources ni obligation de travail, permettant à chacun de définir librement sa participation à la société.

- Globalement, ce scénario aboutit à l’élaboration avec les partenaires sociaux d’un nouveau contrat social. Ce contrat intègre notamment les évolutions du droit du travail liées à l’harmonisation progressive des politiques sociales à l’échelle européenne. il permet aussi d’introduire plus de souplesse sur le marché du travail, tout en sécurisant les parcours professionnels grâce à la priorité accordée à la formation professionnelle et continue et à la création d’un compte social individuel assurant la portabilité des droits sociaux[8].

- La construction de ce nouveau contrat constitue de surcroît le préalable indispensable à l’émergence d’une nouvelle économie plus en phase avec les perspectives de développement durable exigeant de la transversalité, de la mutualisation et des coopérations. les modèles les plus à même de s’inscrire dans ces perspectives sont, pour ne citer que ceux existant déjà, l’économie sociale et solidaire (ESS) qui s’affirme comme une économie d’utilité sociale au service de l’intérêt collectif et de la cohésion sociale ; l’économie positive qui se veut réparatrice de l’environnement tout en générant des profits ; l’économie circulaire qui tire des ressources à partir des déchets ; l’économie collaborative qui favorise les échanges entre personnes « peer-to-peer » ; l’économie de la fonctionnalité où l’usage des biens prime sur leur propriété[9].

- Cette richesse créée fait l’objet d’une importante politique de redistribution garantie par le nouveau contrat social. Ce contrat place l’Humain au centre des politiques sociales et impose une philosophie où la recherche du profit n’exclut pas la satisfaction du bien-être. Sous l’effet de cette redistribution, les inégalités sociales tendent progressivement à se réduire, même s’il demeure difficile de corriger celles déjà existantes à la naissance.

 

Épilogue

Certes, sans jouer les Cassandre, on peut imaginer que les années à venir seront difficiles : la crise systémique – financière, économique, sociale, sociétale et morale – est loin de n’être qu’une banale séquence un peu perturbée d’un électroencéphalogramme appelé naturellement à redevenir harmonieux. L’improbable devient désormais une certitude et presque chaque jour l’actualité nous démontre qu’on ne sait pas de quoi demain sera fait et que le pire peut être toujours plus que ce que l’on croyait avoir connu.

Cependant, du possible au probable, il y a plus qu’un pas : un gouffre. Il faut donc s’interroger sur le dessein poursuivi par l’énoncé des trois scénarios-catastrophe même si, dans sa conclusion de cet exercice de prospective, le CESE, avertit : « Les deux premiers scénarios ont une fonction d’alerte en montrant que les tendances observées, pour certaines depuis plusieurs décennies, conduisent à une impasse pouvant mener le pays au bord de l’implosion sociale voire du chaos. Ce n’est donc pas un souhait exprimé en ce sens et encore moins une volonté de s’inscrire dans une attitude défaitiste où plus aucun espoir ne serait permis pour les générations futures. » (p. 160) La réponse est simple tant le procédé rhétorique est commun : prédire la catastrophe vise à saisir les interlocuteurs – au sens de la sidération – pour les préparer au soulagement. A la phase d’interpellation critique – la catastrophe est devant nous – succède une phase de réconciliation affective dont on devine, sans être devin, qu’elle (ne) pourrait (que) s’incarner dans le quatrième scénario : succédant à l’alerte arrive la solution, derrière la sentinelle s’apprête le sauveur.

Cette mécanique salvatrice est banale. Lisez un des pléthoriques rapports commandés au gré des évènements et préoccupations aux experts dûment répertoriés, Attali et consorts : ils commencent tous par la désespérance pour faire le lit de propositions d’autant mieux acceptées que l’on a été mis le dos au mur. La perspective du chaos rend acceptable, sinon souhaitable, la porte de sortie proposée : mieux vaut perdre un bras que les deux. Ainsi, le scénario « d » combine-t-il de belles propositions (l’ESS, l’allocation universelle, « l’Humain au centre des politiques sociales »…) mais de sérieuses réserves pourraient et devraient être posées, par exemple, quant au « principe assuranciel » qui devrait être celui des politiques sociales du chômage, des maladies professionnelles et de la dépendance : de quelle(s) assurance(s) parle-t-on ? Celle(s) d’un modèle dit « beveridgien », fondé sur l’universalité et la citoyenneté… ou celle(s) d’un modèle marchand, à la mode d’un contrat de responsabilité civile ?

 

Bon, ceci étant, l’essentiel est déjà d’être informé… puis d’agir car on ne pourra pas dire qu’ « on ne savait pas ».

 

 

[2] On sait que les futurologues sont bons pour tout sauf pour le futur… Le CESE, s’appuyant sur de JOUVENEL, précise en introduction de cet essai prospectif que « l’avenir n’est pas prédéterminé et prend en compte les phénomènes de discontinuité ou de rupture préfigurant les mutations profondes de la société. » (p. 145) Le problème est dans ce « préfigurant » si souvent indécelable : Lehmans Brother  et la crise financière? Bouazizi et le printemps arabe ? Charlie…

[3] Léo Ferré, « Avec le temps », https://www.youtube.com/watch?v=vlqykn012ko

[4] Yann ALGAN, Pierre CAHUC (2007) La société de défiance. Comment le modèle social français s’autodétruit, CEPREMAP, Paris, éditions ENS (http://www.cepremap.fr/depot/opus/OPUS09.pdf ). L’intégralité de ce texte de 100 pages peut également être lue dans (dir.) Philippe ASKENAZY, Daniel COHEN (2010), 16 nouvelles questions d’économie contemporaine, Paris, Albin Michel. Le choix de ce titre par ALGAN et CAHUC renvoie à l’ouvrage d’Alain PEYREFIITE (1995), La Société de confiance, Paris, Odile Jacob.

[5] Eric MAURIN (2004), Le Ghetto français, Paris, « La république des idées », Seuil. Et aussi « … la montée des incertitudes n’est pas réservée à une fraction particulière du salariat et les frontières entre les emplois les plus et les moins exposés sont loin d’être étanches. {…} les représentations duales de la société, comme celle qui oppose les précaires et les chômeurs aux autres, tournent à vide. Elles tendent à réifier en distance de classes des différences souvent transitoires et qui s’estompent avec le temps. » (Eric MAURIN, 2002, L’égalité des possibles, Paris, « La république des idées, Seuil, p. 10).

[6] Pour les DOM, on peut d’ores et déjà doubler ces chiffres.

[7] C’est déjà le cas pour les jeunes avec 9 embauches sur 10 avec ce que la lenteur du métabolisme institutionnel persiste à appeler des « FPE » (formes particulières d’emploi).

[8] Le « CPF » (compte personnel de formation), qui remplace le « DIF » (droit individuel à la formation) depuis le 1er janvier 2015, correspond à cette portabilité qui n’était que de deux ans pour le DIF après un changement d’entreprise alors qu’il l’est désormais pour le CPF jusqu’à la retraite.

[9] C’est la grande différence, particulièrement travaillée par Marx dans le tome 1 du Capital, entre la « valeur d’usage » (ce que vaut un bien en fonction de son usage) et la « valeur d’échange » (ce que vaut un bien à partir de la monnaie, c’est-à-dire de l’estimation du marché, indépendamment de sa « qualité naturelle »).

Commenter cet article