Mission. Insertion (Philippe Labbe Weblog. II)

L’avenir des directions de missions locales : schizophrène. (Philippe LABBE, 27 octobre 2013)

14 Novembre 2013, 16:43pm

Publié par mission

« Quand je reçois des jeunes, je me dis maintenant que, bientôt, je serai comme eux. »(chargée d’accueil en mission locale, achevant son CAE en janvier prochain)

 

D’un côté, le CAE, contrat d’accompagnement dans l’emploi, est un contrat à durée déterminée s’adressant à des personnes au chômage rencontrant des difficultés sociales et professionnelles d’accès à l’emploi. Avec plus de trois millions de chômeurs (au sens du BIT) et 5,4 millions de demandeurs d’emploi inscrits à Pôle emploi, on n’a, pourrait-on dire, que l’embarras du choix, le vivier ou plus exactement la nasse frétille.

D’un autre côté, des missions locales qui voient leurs budgets au mieux stagner, sans même que soit pris en compte le glissement technicité-vieillesse (GTV), ce qui constitue à l’échelle de chaque structure ce que Michel Crozier avait diagnostiqué pour la société française dans les années soixante-dix, « une société bloquée » : sans mobilité sociale, sans évolution possible, sans amélioration du pouvoir d’achat. Nulle nécessité d’être devin, il faut s’attendre à ce que s’échappe quelque ressentiment de la cocotte-minute des frustrations. Résignation ou colère.

Résultante de cette interaction : faute de pouvoir embaucher, les directions de missions locales recrutent en CAE des chargés-ées d’accueil et des agents administratifs. Pas exactement de la « gestion des ressources humaines », plutôt de l’opportunisme contraint.

 

Toutefois l’affaire ne s’arrête pas là. Chaque direction et, plus haut, chaque représentant de la branche professionnelle, volet employeurs ou volet salariés, ont bien entendu la préoccupation de défendre et promouvoir la qualité du travail réalisé. Et chacun d’entre eux convient que l’accueil est le premier moment – « stratégique » dit-on - de rencontre entre le jeune et la mission locale. Subséquemment l’accueil et les accueillants-tes sont parties prenantes du professionnalisme de la structure[1].

.

Outre l’explication pragmatico-fataliste volens nolens (« Hélas, je n’ai pas d’autre solution ! »), on pourra entendre des directions l’argument de « la chance donnée », certes modeste mais répondant à une demande : de fait, les candidats-tes ne manquent pas, y compris diplômés-ées[2]. En première appréciation, nous pourrions nous dire « pourquoi pas ? » et même appeler l’histoire à la rescousse : ce fût de tout temps une pratique des associations d’éducation populaire que de favoriser l’intégration et l’ascension sociale de personnes aux parcours peu orthodoxes. Hiatus : d’une part, il n’est pas question d’ascension sociale mais de simple pause dans une situation de chômage ; d’autre part, il ne s’agit pas de deuxième chance pour des personnes riches d’expérience mais pauvres de certifications scolaires, universitaires ou professionnelles car les recrutés-ées sont le plus souvent diplômés-ées (bac + 2, + 3…). S’ajoute donc à la précarité de l’emploi le sentiment de déclassement.

 

Posons une hypothèse issue des enseignements de Palo Alto : les directions, si elles ne deviennent pas cyniques, seront tôt ou tard frappées de schizophrénie. On connaît le « double lien » (ou « double contrainte », double-bind) de Bateson : un individu confronté à un choix insoluble entre deux possibilités, ici une embauche « ordinaire » conforme à l’importance accordée à la fonction d’accueil et une embauche en CAE contrainte financièrement.

La situation, aujourd’hui et dans beaucoup sinon toutes les missions locales, est celle-ci : on embauche en CAE des chargés-ées d’accueil tout en tenant le discours de l’importance, encore une fois peu avare du qualificatif « stratégique », de l’accueil, autrement dit de la « professionnalisation »… en conformité d’ailleurs avec le descriptif détaillé de « l’emploi-repère » de chargé-ée d’accueil dans la convention collective nationale. Or qu’est-ce que la professionnalisation ? C’est un processus dynamique qui articule trois volets :

- Le professionnalisme recouvrant la question des compétences, traditionnellement cognitives (« savoir »), instrumentales (« savoir-faire ») et comportementales (« savoir-être »).

- La profession correspondant à l’ensemble des règles et des normes régissant les professionnels d’un même secteur et leur garantissant des conditions de travail stables qui permettent de progresser dans la qualité des services rendus… car, quand même, il ne faudrait pas oublier que l’expérience n’est pas accessoire pour le bien travailler.

- La professionnalité, c’est-à-dire le sens que l’on met dans son travail et qui permet de concevoir celui-ci selon des perspectives « sociale » (appartenir à une communauté professionnelle) et « symbolique » (s’épanouir au travail)… et non seulement alimentaire (gagner sa vie).

 

Une personne en emploi précaire, promise à l’interchangeabilité (succédant sur le même poste à un ancien CAE et précédant un futur CAE), peut-elle s’épanouir au travail, y investir plus que le minimum exigible (sauf à tenter par un surinvestissement le poker d’un poste se libérant[3]) ? Y dispose-t-elle du temps pour sédimenter en métier des pratiques qui ne sont que d’emploi ?

 

Si, bien entendu, quelques contre-exemples pourront toujours être rétorqués, force est de constater que les directions, en principe garantes de la qualité du service et de la professionnalisation, sont au cœur des contradictions : les mots de l’illusionnisme et de l’incantation auxquels s’opposent les faits… toujours têtus. Leur avenir serait donc dans le traitement psychiatrique. Sauf à ce que, conscientes et cohérentes vis-à-vis de leur responsabilité, elles refusent des pratiques contradictoires avec leurs missions.

Toutefois, à ce moment, il s’agirait d’éthique professionnelle. Croit-on encore, hormis quelques situations exceptionnelles dont la fonction cathartique est évidente (dont la commémoration de la philosophie des origines et du père fondateur), que l’éthique subordonne les normes ou s’est-on résigné à n’être que les instruments… quitte à gémir sur l’instrumentalisation ?



[1]Précédé du « R » de repérage, l’accueil est une des cinq fonctions pédagogiques et historiques exprimées dans l’acronyme « RAIOA » (repérage – accueil – information – orientation – accompagnement).

[2]Nous excluons l’argument de congruence selon lequel les situations communes de précarité entre le jeune et le-la chargé-ée d’accueil garantirait compréhension et empathie…

[3]Ce qui, soit dit en passant, lui fera jouer au sein de l’équipe de la mission locale une stratégie de distinction et de concurrence… pas exactement conforme à l’idée de travail en équipe…

 

 

 

 

 


Commenter cet article