Mission. Insertion (Philippe Labbe Weblog. II)

Les territoires de l’insertion. Descartes avec Pascal. (Philippe LABBE - Université de Haute-Bretagne, 2 février 2012). 2/3

20 Février 2012, 20:59pm

Publié par mission

DESCARTES contre PASCAL 

 

Le territoire est un lieu de confrontation entre Descartes  et  Pascal.

 

Le territoire cartésien est celui des politiques territorialisées. Par définition, une politique s’applique à un endroit donné et/ou sur/pour des individus de chair et de sang qui vivent quelque part et, à ce moment, elle est dite « territorialisée » et, comme telle, elle est décidée d’en-haut, sectorielle (elle concerne un public, un sujet), verticale, descendante, relayée des administrations centrales aux services déconcentrés et fondée sur le principe d’égalité d’accès et de traitement. Le mot d’une politique territorialisée est « programme ». Sa méthode est l’application. Ses critères d’évaluation sont la conformité (vis-à-vis de ce qui a été décidé) et l’efficacité (on tend même à remplacer efficacité par performance, c’est-à-dire à promouvoir la compétition en remplaçant l’objectif de « bien fait » par celui de « mieux fait »… sous-entendu que les autres). Ses individus sont « agis » par le programme et, de facto, deviennent des agents avec tout ce que cela peut signifier de détermination. Bien entendu, le fait que le programme soit décidé par le centre (in) pour la périphérie (out) et par le haut (up) pour le bas (down) n’est pas incompatible avec le fait qu’il ait été expérimenté en bas et, d’ailleurs, le principe de l’expérimentation qui est entré dans la loi (7)  révèle, outre que la « planification » appartient à l’histoire, que même programmatique, même conçue par l’aristocratie des X-ENA pour la plèbe des pioupious, une politique ne peut plus aujourd’hui faire l’économie du local… c’est-à-dire, selon l’expression de Pierre Sansot, des « gens de peu » (Sansot, 1992). Comme l’écrit Morin, désormais les conditions d’atteinte des objectifs comptent tout autant que l’atteinte de ces objectifs.

 

Le territoire pascalien est celui des politiques territoriales. Une politique territoriale est en quelque sorte le contrepoint de celle territorialisée : décidée à partir d’en bas, s’appuyant sur le principe d’équité (à chacun selon ses moyens), elle est au plus près des réalités concrètes et des individus ; elle est ascendante et, si elle peut ne concerner qu’un public, cet objectif opérationnel s’inscrit dans un objectif finalisé horizontal ou, plus exactement, transversal souvent exprimé en termes de « cohésion territoriale ». On objectera qu’une politique territorialisée ne rechigne pas à la notion de cohésion – une grande loi en porte d’ailleurs le nom – mais cette cohésion est rattachée à un intérêt supérieur, par exemple la nation ou l’unité nationale, alors que la cohésion territoriale s’inscrit dans un contrat social négocié entre les individus du territoire. Territorialisée, la politique est décidée et appliquée ; elle tire sa légitimité de la démocratie représentative ; territoriale, la politique est débattue et adaptée ; elle s’appuie sur le processus délibératif d’une démocratie participative, d’un « agir communicationnel » comme en parlerait Habermas. Le mot d’une politique territoriale est « projet ». Sa méthode est la stratégie. Ses critères d’évaluation sont la décentration (concept piagétien), c’est-à-dire le fait qu’elle réponde à des besoins parce que l’on s’est décentré, mis à la place de l’autre, et l’effectivité, c’est-à-dire la pertinence des méthodes mobilisées qui peuvent être plusieurs, se combiner. Ses individus sont « agissants » et « interagissants » dans le projet, devenant de ce fait des acteurs, donc les auteurs de leur histoire. Le postulat territorial est aux antipodes du déterminisme ou, plus exactement, s’il reconnaît les déterminations, il les situe dans l’espace « macro » parce que, précisément, le « micro » est l’espace de la résistance à celles-ci : dans les années quatre-vingt, au tout début des théories du développement local, les slogans étaient du type « Vivre et travailler au pays »parce que, précisément, les représentations communes étaient celles d’un emballement de la machine, d’une mondialisation dont on ne disait pas encore le nom et face à laquelle le Sujet, pourtant porté au pinacle par la montée de l’individualisme, de l’hédonisme et de l’antienne du one best way de Tapie et consorts, devenait un homme ou singe nu, exposé. A défaut de pouvoir agir sur un système sans pilote, en relocalisant le Sujet on le rhabillait, on le réconfortait.

 

On peut tenter de résumer ce qui apparaît comme un système de relations par opposition, une typologie des deux modèles de politiques corrélées au(x) territoire(s)…

 

Items

                                  Territoires

 

Cartésien

Pascalien

Qualification de la politique

Territorialisée

Territoriale

Principes de service public

Egalité d’accès et de traitement

Equité

Visée (bénéficiaires)

Sectorielle

Transversale

Origine

Centrale

Locale

Orientation

Descendante

Ascendante

Dynamique

Centrifuge (centre - périphérie)

Centripète (périphérie - centre)

Environnement

Stable

Instable

Futur

Prévisible

Incertain

Modèle démocratique

Représentatif

Participatif

Individus

Agis : agents

Agissants : acteurs

Méthode

Application

Stratégie

Légitimité

Macro, intérêt national

Micro, réalités locales

Etayage théorique

Idéologique, axiologie

Pragmatique, praxéologie

Concepts

Programme, planification

Projet, scénario

 

 

Notre époque, celle qui se fait sous nos yeux, est marquée par le présentéisme, c’est-à-dire par le sentiment que tout ce qui se passe aujourd’hui est nouveau et, compte tenu de cette novation, l’actualité est seulement ce qui compte. Ainsi en est-il de la « crise » dont a priori on penserait que, même très grave, elle ne peut être que passagère puisqu’elle appelle la décision (du grec krisis, « décider ») et dont on pourrait dire que : « Les nouvelles formes et la mondialisation des systèmes productifs et des échanges, l’individualisme croissant débouchent aujourd’hui {…} sur une remise en question de la cohésion sociale, dont l’exclusion et la précarisation, liées au développement rapide et massif du chômage, sont les manifestations les plus criantes. Il s’agit tout à la fois d’une crise sociale, politique et culturelle. Les principales composantes du modèle d’intégration sont désormais ébranlées… Aujourd’hui, dans ce contexte de crise du modèle, la question du territoire revient en force, traduisant sans doute tout à la fois la quête de repères et de points d’ancrage dans un monde en mutation et la recherche de cadres stables pour esquisser des formes de réorganisation sociale. » Le problème est que tout ceci est écrit dans le rapport de Jean Paul Delevoye, Cohésion sociale et territoires… publié il y a quatorze ans ! (Delevoye, 1997).

 

La nouveauté est donc relative même si les évolutions sont très rapides… et le territoire apparaît comme un amortisseur du « culte de la nanoseconde » (Engelhard, 1996) de cette accélération généralisée qui ne tient guère compte des temps différents et souvent longs des apprentissages, de la sociabilité, du projet, de l’insertion. Rappelons que le temps est une condition nécessaire sans être suffisante de l’acculturation – l’insertion est un processus d’acculturation, le passage d’un système A de relégation à un système B d’intégration - : à défaut de temps, se sécrète de l’anomie.

Ce rôle – tampon du territoire se justifie par la proximité, (8) le pragmatisme et la possibilité du contrôle. Ainsi lorsque l’interlocuteur est physiquement proche de vous, la distance de communication qui n’est pas publique mais sociale (Hall, 1971) contraint au pragmatisme et élève le seuil de supportabilité : rayer un chômeur ou supprimer ses droits est moins facile en face-à-face… Les grands discours se font dans les assemblées sous les ors de la République alors que la proximité du territoire renvoie à ce que les gens vivent. Le discours épique de Villepin aux Nations-Unies créerait une panique dans un ascenseur : la proximité physique des interlocuteurs invite à une pédagogie compréhensive qui prend le temps de l’explication et qui s’appuie sur le vécu des gens. « La peau du visage est celle qui reste la plus nue, la plus dénuée. La plus nue, bien que d'une nudité décente. La plus dénuée aussi : il y a dans le visage une pauvreté essentielle ; la preuve en est qu'on essaie de masquer cette pauvreté en se donnant des poses, une contenance. Le visage est exposé, menacé, comme nous invitant à un acte de violence. En même temps, le visage est ce qui nous interdit de tuer. » (9)

 

(A suivre...)

 

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(7) « L'expérimentation a trouvé un support institutionnel renforcé avec la loi constitutionnelle n° 2003-276 du 28 mars 2003 relative à l'organisation décentralisée de la République, qui autorise l'édiction de normes (législatives ou réglementaires) à titre expérimental, sur le plan national comme sur le plan local. » Bernard Gomel, Evelyne Serverin, « Evaluer l’expérimentation sociale », Centre d’Etudes de l’Emploi, « Document de travail » n° 143, avril 2011, p. 7.

(8) « Le thème de la proximité se présente, dans les discours sur la territorialisation, comme un modèle, une opportunité pour surmonter les tensions entre ces deux mouvements {le rapprochement avec l’usager et la coordination des services}. La demande de rapprochement des populations avec leurs institutions recouvrirait une demande de proximité, cette dernière étant susceptible de constituer un cadre commun d’action pour les services publics. » Emmanuel Dupont, « Territorialisation des services publics : la proximité en question », Territoire et proximité. Moderniser le service public des villes, Rencontre des acteurs de la ville, Montreuil 24 & 25 février 2000, Les éditions de la DIV, 2000.

(9) Emmanuel Lévinas, Ethique et infini. Dialogues avec Philippe Nemo, Fayard, 1982, p. 91.

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